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© André Kozimor |
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Indiens
Dans l’imaginaire de la plupart des Blancs européens (sans parler des Asiatiques et autres peuples), les Indiens, ceux que l’on a coutume de désigner comme les Indiens d’Amérique, n’existent que dans les westerns ou récits d’aventure, concoctés par ces mêmes Blancs. Il leur est difficile d’imaginer que des Indiens puissent encore vivre aujourd’hui, car tout le monde le sait confusément : les Indiens ont été « exterminés ». Mais ils n’ont pas subi la « bonne » extermination, la seule et unique dont ne cessent de parler les médias du monde occidental, la Shoah. Les Indiens ont souffert une extermination abstraite, silencieuse, qui ne dérange plus personne, une extermination qui a presque viré au romantique. Quand on apprend donc que des Indiens vivent encore, on est surpris. Et on l’est plus encore quand on entend dire que certains Blancs sont allés les voir. Immanquablement, on demande à ces Blancs s’ils n’ont pas eu peur de se faire scalper, ou, au mieux, s’ils ont fumé le calumet de la paix avec eux. Cet humour stéréotypé cache en fait plusieurs malaises : d’abord, celui du refus d’avouer son ignorance ; ensuite, le malaise de l’incrédulité, du pourquoi et du comment on peut aller voir quelqu’un dont on se disait qu’il n’existait plus depuis belle lurette et qui peut mériter aujourd’hui un très, très long voyage dans l’espace et dans le temps. Les Indiens n’existaient que dans les aventures, or voilà qu’on peut s’aventurer à aller vers eux, en terre indienne (mais qu’est-ce donc qu’une « terre indienne » ?). Décidément, la confrontation entre le mythe et la réalité n’est pas facile à cerner. D’abord, pourquoi un Blanc peut-il vouloir aller à la rencontre des Indiens ? Tout simplement, le plus simplement du monde : pourquoi pas ? Pourquoi cette envie devrait-elle paraître étrange, plus étrange que bon nombre d’étranges envies ? Pourquoi préférer marcher ou prendre son vélo quand il est si facile de se déplacer en voiture ? Pourquoi se poser des questions quand il est plus confortable de ne pas s’en poser ? Pourquoi s’entêter à vouloir comprendre ce qui remonte régulièrement à la surface, de l’enfance, du passé, des siècles écoulés, des voix distantes, quand il est plus rassurant de refouler l’innommé et de s’entourer de bruit ? L’Indien est ce territoire qu’on ne connaît pas mais dont on a tellement entendu parler, et au sujet duquel on a proféré tellement de mensonges. Il est ce territoire que les propagandes de colonisateurs — envahisseurs des premiers temps et machinerie hollywoodienne moderne — continuent de présenter comme le territoire d’un « terroriste » avant la lettre ; il est aussi, pour d’autres, un espace qu’on a fini par idéaliser comme paradis perdu, un mythe du bon sauvage revisité sous la forme d’un zen publicitaire d’aujourd’hui. Il vient un moment où l’on est excédé par la répétition de ces contre-vérités et de ces fadaises. Alors, pourquoi les Indiens ? Ce pourrait ne pas être eux, mais il se trouve que ce sont eux. Vous ne comprenez pas ? Eh bien moi non plus, c’est là tout le charme, le vôtre et le mien, et nos deux charmes divergent complètement. Vous voulez bec et ongles tout faire entrer dans des formulations, vous parlez trop, vous êtes enlisé dans le verbe jusqu’au cou, vous êtes prisonnier du langage. Essayez donc de vous taire, ce qui n’est pas toujours chose aisée, et laissez parler ce qui est en vous, sans chercher à rationaliser. Ensuite, comment un Blanc « fait-il » pour trouver des Indiens aujourd’hui, franchir le seuil d’une réserve et entrer en contact avec eux ? C’est l’aspect apparemment le plus ardu de la question, mais qui, en réalité, se fait tout seul. Vous y allez tout bêtement, vous demandez si vous pouvez venir les voir, assister à leurs cérémonies et à leurs danses, y participer, pourquoi pas, ne jouez pas les ceci, les cela, vos rodomontades seraient misérables. Inévitablement on vous répondra sans grandiloquence que, bien sûr, vous avez le droit de venir chez eux, réponse qu’on pourrait interpréter comme de la simple politesse. Inévitablement, pourtant, vous sentirez tout de suite le courant passer (s’il doit passer) avec les premiers Indiens accostés, car ils lisent en vous, ils lisent votre comportement, votre façon de marcher, vos paroles et, surtout, vos silences, ils se méfient du langage mais ils ont leur mode de lecture. Vous en aviez entendu parler, vous le saviez de loin en loin, voilà que désormais vous êtes dedans, auprès d’eux, avec eux, ils commencent à vous donner, et vous leur donnez votre humilité, votre volonté d’être simplement là. Vous ne leur posez pas de questions, ils ne vous en posent pas et vous ne vous en posez plus à vous-même.
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San Carlos, Arizona [1] © André Kozimor Il est 04h56, par un mois de juillet. On émerge peu à peu de la nuit et de la chaleur torride, désertique, du jour précédent. Le soleil va se lever derrière une ligne de crête, comme il le fait depuis des millénaires. Depuis combien de millénaires ? Combien de millénaires pendant lesquels personne ne regardait ce lever de soleil, car il n’y avait pas encore d’êtres humains ? Mais aujourd’hui, c’est un instant magique guetté par quelqu’un, attendu avec beaucoup d’espoir par un groupe. Un lever de soleil vu par des humains.
San Carlos, Arizona [2] © André Kozimor
Le sable s’étend sur des hectares, généreusement octroyés par des envahisseurs à ceux qu’ils ont envahis, car rien ne peut y pousser. La jeune fille pour qui le plus grand jour de la vie a débuté se concentre sur les premiers rayons du soleil, entourée de ses plus proches. Les personnes, les lignes, les ombres sont cérémonieuses.
San Carlos, Arizona [3] © André Kozimor Toutes les offrandes se tournent vers l’est, vers le soleil, alignées, elles aussi, selon une perspective cérémonieusement ancestrale. Ainsi que les visages, et leurs attentes illuminées, dans le silence. Les minutes passent, les heures. Les danseurs se préparent. Nul ne verra jamais leurs visages, ni n’aura le droit de prononcer leurs noms.
San Carlos, Arizona [4] © André Kozimor Un premier pas de danse, puis deux, et, malgré la chaleur caniculaire, la transe s’amorce. Les quatre danseurs, précédés de leur petit meneur qui concentre à lui seul toute une force ancestrale, courent, tournent, selon un rituel immuable lié aux quatre directions de l’univers, et soulèvent une poussière non moins immuable.
San Carlos, Arizona [5] © André Kozimor Pour l’assistance, c’est jour de joie sacrée, aux couleurs des Apaches. Pas la moindre couleur locale. Ils se sont préparés à cette cérémonie pendant des mois, souvent au prix de grands sacrifices financiers. Les tenues vestimentaires respirent le bonheur.
San Carlos, Arizona [6] © André Kozimor Les danseurs sacrés, toujours masqués, aux têtes surmontées de couronnes qui rappellent des plumes, incarnent les esprits des montagnes, avec qui ils sont entrés auparavant en communion par l’intermédiaire de leur chaman.
San Carlos, Arizona [7] © André Kozimor Ils virevoltent autour des quatre poteaux qui incarnent les quatre points cardinaux, et sous lesquels se tient la jeune fille. L’instant crucial de la cérémonie est proche. Dans quelques instants, la jeune fille sera peinte en blanc. Elle sera investie de pouvoirs qui ne seront jamais maléfiques. La vie, le soleil lui seront ouverts.
San Carlos, Arizona [8] © André Kozimor Puis la ronde reprend, dans le sable et la fournaise du soleil, pendant des heures.
San Carlos, Arizona [9] © André Kozimor Elle se poursuit dans la nuit, autour d’un immense feu qui dévore des troncs d’arbres. À la chaleur du jour a succédé la fraîcheur de la nuit. Mais les flammes ne réchauffent pas seulement les corps qui s’en approchent. Elles embrasent les esprits des montagnes et les cœurs de tous les présents en diffusant leur lumière séculaire.
San Carlos, Arizona [10] © André Kozimor La fougue autour du brasier. Une impression d’irréalité faussement estompée, car les esprits sont bel et bien là, descendus des montagnes. Dans quelques instants, tout le monde ira se joindre à eux pour danser autour du feu avec eux, comme autrefois.
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Cérémonie sacrée, ou Danses du lever du soleil, chez les Indiens Apaches, en l’honneur d’une jeune fille célébrant son rite de passage à la puberté. Cette cérémonie, préparée des mois à l’avance par la famille, dure quatre jours et quatre nuits, pendant lesquels on danse, on chante, on communie avec le soleil levant, on oublie les repères fragiles de la civilisation pour retrouver ceux des siècles immémoriaux. Quand les Apaches sortent de cette cérémonie, ils sont plus forts qu’avant dans leur spiritualité. Quand un « Blanc » y entre, on ne le refuse jamais, on l’accueille sans rien lui imposer. Il lui suffit d’être lui-même. S’il est touriste de passage, il ne restera pas longtemps. S’il est venu attiré par des forces ataviques, il n’aura pas besoin de s’expliquer et on ne lui demandera pas d’explications. Il lui suffit d’être lui-même, de manière non ostentatoire. Les yeux ne se portent pas sur lui, il se sent peut-être même un objet d’indifférence. Et puis, les heures passent, les danses, la poussière, les chants, l’invitation à planter sa tente près des leurs, à partager leurs repas, les jours passent, les nuits, trop vite, malgré la fatigue, qui n’est plus de la fatigue. Vous êtes observé sans le savoir, sans vous en douter, sans le moindre regard pesant d’observateur. Et vous êtes étonné d’apprendre vers la fin des quatre jours combien ils vous connaissent, ils savent tout sur vous, vous ne leur avez pas menti et ils vous le disent sans recourir aux mots, leurs gestes, leurs sourires sont ancestraux. Vous les remerciez de l’honneur qu’ils vous ont fait de vous avoir accepté mais ce sont eux qui vous remercient, de l’honneur que vous leur avez fait d’être venu les voir de si loin et d’avoir passé tout ce temps avec eux. Cet honneur, disent-ils, accompagnera la jeune fille sur la longue voie de la vie qui l’attend, et ils vous en sont tous reconnaissants, une reconnaissance non déguisée. En sortant de cette cérémonie sacrée, vous savez qu’ils vont vous manquer, ils vous manquent déjà. Vous êtes quelque peu désorienté par ce tourbillon si nouveau pour vous et pourtant si souvent vécu en rêve. Vous sortez de cette cérémonie mais, comme les Apaches, vous vous sentez plus fort. Même si, après avoir quitté leur continent, vous n’oserez pas affirmer cette force trop ouvertement, de peur qu’on ne sourie de votre naïveté.
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Mis en ligne le 11 septembre 2012. |
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