© André Kozimor                     

 

 

 

 

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Les instants prolifèrent comme l’éternité, une accumulation de débris insaisissables que nous voulons appréhender alors que, dans le même temps, nous mettons de l’acharnement à les rater. Chaque instant n’est déjà plus là, qui aspire le suivant, qui séduit notre fatalisme. Nous vivons dans l’attente de ce qui n’est pas encore arrivé, un non-présent virtuel prometteur, qui nous frappe de cécité dès que survient l’instant. Mauvais calcul, mauvaise addition ? Trop tard ! Nous basculons confortablement dans le passé.

 

 

Nous ne savourons plus les instants que sous la forme d’instantanés, de préférence numériques, solubles dans l’écran tactile ou striés dans l’impatience du zapping. L’instant a remplacé le moment qui s’étirait, la pause qui prenait ses aises, la disponibilité du corps et de l’esprit. Plus que jamais, il faut faire court et rapide, dans l’espace et dans le temps. On ne se détend plus, on se tend. Le siècle tourne de plus en plus vite, les humains ne traînent plus, la pensée fait de la gymnastique et rit et file. Et pourtant, la terre continue de tourner à son rythme, insensible aux accélérations. Les saisons — quelle honte pour le progrès ! — reviennent et défilent, lentement, silencieusement. Les animaux, obtus, s’obstinent à vivre selon leur instinct, les plantes, têtues, respirent. Les fonceurs foncent, toujours plus de l’avant car le sur-place les fatigue et leur donne des nausées. Ils courent même en sens inverse, pour apprivoiser le vertige. Jusqu’au jour où, hors d’haleine, ils ralentissent et trottinent avec peine, les yeux voilés par le mouvement qui les a dépassés, le présent qui leur a échappé. Hébétude des mutants ratés, bêtes de course d’hier, clopinants du jour d’aujourd’hui, invalides de demain. Qui tenteront de se reconvertir en collectionneurs d’instants avortés.

 

 

Chaque instant passé n’est pas irrécupérable. Il exige simplement beaucoup de travail. Tout comme l’instant présent.

 

 

L’âge, tout un échafaudage. Vous fêtez vos premiers vingt ans avec émerveillement, tout est possible, risible, vous êtes triomphalement jeune (extase de votre entourage) et, simultanément, vous commencez — enfin — à devenir propriétaire d’un âge, quelqu’un qui compte. Puis trente ans, une parenthèse, qui ne compte pas, une banalité intermédiaire, inoffensive. On s’est habitué. Quarante ans. L’évolution se gâte. Un tournant dans la vie. On vous le dit. Cinquante, vous mûrissez, soixante, vous vous gâtez. Un grand pas dans l’inconnu, encouragé par des visages connus. Soixante-dix, quatre-vingts… De plus en plus d’enterrements, où les vivants marchandent votre âge et vous vieillissent à coups de compliments. Puis, quatre-vingt-dix, cent, cent dix, un soir de grand vent, le public se presse dans les travées de la plus haute estrade pour vous maudire, et votre échafaudage s’écroule sous leurs applaudissements.

 

 

Les vieux perdent toute retenue dans leurs regards (lourdement déshabilleurs), leurs chuchotements (fortement bruissants), leurs gestes (largement indiscrets). Peut-être est-ce précisément cela, la vieillesse, le fait qu’on ne puisse plus se retenir, dans tous les sens physiologiques du terme.

 

 

Heureusement, tout va mal. Il est plus facile de se plaindre que de dire que tout va bien. On a honte d’avouer qu’on peut aller bien. On se sent coupable. Perversion suscitée par la morosité. Retour de flamme du positivisme. Manipulation par les médias, qui déversent de l’insatisfaction permanente. Il faut montrer aux autres qu’on ne va pas aussi bien qu’ils peuvent le penser, on ne sait jamais, on pourrait nous demander des comptes, quelque chose en échange, on pourrait nous obliger à payer, donc à expier. Vous allez bien ? C’est suspect. Prouvez-nous que vous avez des raisons de bien aller, et prouvez-nous que vous avez raison !

 

 

À ceux qui sont toujours prompts à monter sur les barricades, il suffit parfois de donner un petit bonbon. Cela les calme.

 

 

Il doit être plus facile d’assumer les actes de son courage, quand on en a, que d’assumer les actes de sa lâcheté, quand on en a. Alors pourquoi ne pas s’efforcer d’être plutôt courageux que lâche ?

 

 

Beaucoup sont terriblement déboussolés, puis inquiets, quand on leur dit qu’on aime bien être seul de temps en temps. Ils le prennent mal, car ils le prennent souvent pour eux.

 

 

« Vous partez où, pendant les vacances ? » Encore une de ces questions indiscrètes qui déshabillent mais qui ont derrière elles la caution de l’usage social.

 

 

« Alors, ça va, tes problèmes de santé ?

— Mais… je n’ai pas de problèmes de santé. »

 

 

Répondre à des vœux de Nouvel An peut constituer tout un art d’écriture. Par exemple, accuser réception à trois pages d’autosatisfaction d’un « ami » parfaitement obscur par trois lignes d’autodérision. Mais les comprendra-t-il ?

 

 

Je m’étais promis de ne pas lui demander de l’aide, mais je suis encore tombé dans le piège. À ma demande de conseils, il n’a répondu que par de l’érudition et une diarrhée de réponses sans humour.

 

 

Cela fait trente ans, jour pour jour, qu’il s’est suicidé, à l’âge de vingt ans. « Incroyable, comme le temps passe vite », s’empresse-t-on d’entonner. Le plus incroyable, pourtant, est ce nombre de morts vivants, ces vivants qui, en trente ans, sont morts pour moi. Alors que lui, il est toujours vivant.

 

 

Méfiez-vous des accès de colère. Ils peuvent être aussi euphorisants que les accès d’enthousiasme.

 

 

Ah si je pouvais gagner au loto j’arrêterais de travailler je me reposerais je voyagerais je ferais ce qui me plaît je ne dépendrais plus de personne je me lèverais quand je voudrais c’est-à-dire même tôt quand je me serais bien reposé car il n’y a rien de tel que de profiter de la vie dès le beau matin on peut écrire des poèmes il n’y a que les fainéants et les esclaves qui font la grasse matinée quand ils ne doivent pas travailler alors que moi je ne devrais plus travailler mais je me lèverais tôt quand même je ne ferais rien je méditerais je montrerais que je ne suis plus obligé de me lever tard pour récupérer ma force de travail quand je suis échiné c’est ça la grimace que je ferais à tout le monde les gens ne me comprendraient pas d’ailleurs mais ils seraient obligés de se dire ah le salaud il a gagné au loto.

Mais petit problème je ne sais pas comment jouer au loto.

 

 

« Achetez français ! », vous répondent-ils en chœur quand vous envisagez d’acheter une voiture étrangère. Dans le même temps, ils ne jurent que par la disparition des frontières et des nationalismes.

 

 

Si l’on apprenait la moitié ou le quart des médisances qui nous noircissent quand nous avons le dos tourné, il ne resterait plus qu’une chose intelligente à faire pour les exorciser : se jeter à corps perdu dans le vice et le mal pour mériter au moins la moitié ou le quart de la noirceur qu’on nous attribue.

 

 

Il est plus intelligent que moi. Ce n’est pas normal. Pire encore, c’est injuste. Et même louche.

 

 

Il paraît qu’elle va mourir, à 18 ans, d’un cancer incurable. Peut-être qu’on a confondu les chiffres ? Peut-être qu’elle a 81 ans ? Que son cancer est curable ? Que ce n’est peut-être pas un cancer, après tout ? Et qu’elle est peut-être déjà morte, en fin de compte ?

 

 

En janvier et février, les jours rallongent lentement, interminablement, conformément au calendrier. En juillet et août, ils raccourcissent rapidement, inexorablement, conformément au calendrier.

 

 

Les vacances se terminent. Il faudra refaire son plein d’agressivité pour tenir jusqu’aux suivantes, pour ne pas se faire dévorer par ceux qui vous veulent du bien.

 

 

Les confidences que l’on fait sont toujours nectar aux oreilles qui les boivent mais elles tournent au vinaigre quand elles reviennent à vos oreilles.

 

 

Tout le monde est unique, effectivement. L’égoïsme n’a pas son pareil.

 

 

Un vieux monsieur de quatre-vingt-quinze ans recevait la visite d’un ami de quatre-vingt-neuf ans qu’il n’avait pas revu depuis longtemps et il s’étonnait tout haut, avec une satisfaction non dissimulée, que cet ami avait incroyablement vieilli.

 

 

Dans nos démocraties, il existe des camps de concentration raffinés qui exterminent certains intellectuels par le silence.

 

 

En relisant l’Iliade, j’ai dû me pincer d’effroi à plusieurs reprises, tant je croyais voir sous mes yeux les manipulations et carnages policés de nos politiciens.

 

 

Le printemps s’obstine à revenir, malgré la noirceur des hivers individuels.

 

 

La télévision a apporté à l’humanité autant de bienfaits que les combats de gladiateurs dans l’arène, il y a plusieurs siècles.

 

 

« Entrer dans la vie active », cela signifie-t-il qu’on sort d’une vie passive ? Mieux encore, cela signifie-t-il qu’après y être entré, on en sortira un jour pour entrer à nouveau dans une vie passive ?

 

 

L’homme est incorrigiblement important. Même au seuil de la mort — celle des autres —, il estime qu’il continue de l’être.

 

 

En fait de philantropie, chacun s’entoure d’un îlot de verdure et de solitude familiale.

 

 

L’érudit s’apparente au perroquet. Il répète ce qu’ont dit les autres et qui n’est pas de lui. Alors qu’il aurait honte de se montrer vêtu de la chemise d’un autre, il n’a aucune honte à parader dans des vêtements intellectuels qui ne lui appartiennent pas. Non content de ne pas se tenir coi, il cogne haut et fort. Il est énorme, il sait tout, il est hors du commun — il a la mémoire phénoménale d’un monstre de cirque. Il faut toutefois lui reconnaître cette modestie : il ne fait que citer des références et ne dit jamais, ou presque, « je pense que… ».

 

 

L'âge, c'est les autres. On ne se voit pas vieillir, ni vieilli, à ses propres yeux. Ce sont les autres qui nous tendent un miroir. Mais nous sommes aussi le miroir des autres. Ah, ah, la bonne blague peut se retourner contre eux.

 

 

Il n’a que des jeux de mots à la bouche. Tout lui sourit, tout lui est léger. Même les catastrophes, qu’il tourne en strophes plaisantines, même les couleuvres de son supérieur qu’il avale comme autant de gifles badines. Il persifle même quand on le siffle, il raille quand les autres ricanent, il rebondit quand on le maudit. Il se dit cosmopolite, affranchi de toutes religions, de toutes croyances, de tous préjugés. Il se situe dans l’au-delà des jugements qui le flétrissent et n’a cure de ses propres jugements sur lui-même qui, en son for intérieur, le salissent. Il est insaisissable et insalissable.

 

 

Je viens de visionner un reportage sur la « mythique » Route 66 aux États-Unis. Très mal fait, par de petits réalisateurs brouillons, persuadés que tout est « mythique » aux États-Unis. Puis, dans la foulée, j’ai visionné un autre reportage, sur des tigres en Inde, fait par la National Geographic et la BBC. Succession due au hasard, mais étrange contraste. Le premier mettait — involontairement — le doigt sur l’animalité de certains primates américains (infantilisme, déresponsabilisation, commercialisation à outrance de la banalité et du mauvais goût), le second mettait en valeur la vraie animalité, ce qu’elle pouvait encore enseigner aux humains.

 

 

On s’extasie devant le film Avatar, et pour cause. C’est une pure merveille de chiffre d’affaires pour adultes et de rêve pour petits enfants. On s’y sent bien tout de suite, pas de philosophie à la Heidegger, on comprend tout, les intestins ronronnent, et cela malgré certains grincheux jamais contents, pour qui cette fable crève sous les stéréotypes de l’industrie du cinéma zétazunien : soif de conquête pour les richesses du sol, bonnes intentions coupables cousues de gros cordages de paquebot, technologie aux énormes effets ennuyeux et ridicules. Il se trouvera peut-être même deux ou trois Indiens de l’Amérique d’aujourd’hui qui regarderont cette galéjade sans glousser.

 

 

Ils accumulent des euros, des dollars, des raisons, des maisons, des voitures, des chiens, des enfants, des geigneries, des hectares, des bûches de Noël, des bûches de bois, des calomnies, des compromis, des rideaux, des télés, des télé-réalités, des anciens francs, des morts, des raisons de profiter, des chaussures, des téléphones, des forfaits, des réductions, des promotions, des fidélités, des abonnements, des prélèvements, des publicités, des géraniums, des croquettes, des films d’action, des résidences secondaires, des frais réels, des films d’épouvante. J’accumule des instants, des regards, des questions, des doutes, des mots, des phrases, sans euros, sans dollars, des rimes sans raisons ni maisons.

 

 

Le petit notable de hameau, philantrope, à son copain du Conseil général : « Je t’ai eu ton autorisation de permis de construire. Alors, c’est quand que tu viens goudronner ma cour ? »

 

 

Il fréquente de moins en moins son milieu professionnel, et sa position de retrait semble de plus en plus inconfortable. Son supérieur hiérarchique en sait probablement davantage sur le collège de ses collègues que lui-même. Son supérieur sait qui pense quoi de qui ou de quoi. Il a pour cela des antennes réceptives, des oreilles accueillantes qui cueillent, des lèvres bien disposées qui déposent. Plus le subalterne se retire, moins il s’en tire car il constitue immanquablement un sujet de conversation dans le secret des bureaux. Grandes sont les capacités d’expansion de ses collègues, petites leurs facultés de rétention. Ils fréquentent sans cesse des couloirs professionnels et en savent sans doute davantage sur lui que lui-même.

 

 

Ce sont de parfaits contestataires. Méticuleusement alignés dans l’ombre de celui qui les précède.

 

 

Attention, il arrive. Les forts en gueule sont les premiers à baisser la voix quand paraît le chef.

 

 

C’est un amoureux des lettres. Il affectionne la lecture des notices d’emploi ou des guides d’utilisateur, des plus sophistiqués (ordinateurs, appareil photo numérique, téléphone portable, microchaîne) aux plus simples (jumelles, autoradio, adoucisseur d’eau, disque dur externe, machine à pain). À chaque fois, il relève le défi d’élucider les explications sibyllines sur les diodes et les bips, qu’il assortit du plaisir à noter toutes les fautes de syntaxe. Peut-être est-ce là, pour un lettré, une façon perverse de résister à la société de consommation ?

 

 

(Bureau d’accueil de l’ophtalmologiste.)

Une vieille dame de 87 ans, voûtée, la voix chevrotante, déchiffrant avec difficulté un bout de papier tout froissé qui tremble entre ses mains : On est bien chez le docteur Laguêtre ? J’voudrais prendre rendez-vous avec l’oculiste.

La secrétaire, un peu cassante : Vous voulez dire l’ophtalmo ?

La vieille dame : P’t-être bien.

La secrétaire : Pas avant huit mois.

La vieille dame : Ça s’rait quel jour ?

La secrétaire : Le 24 avril. Un mardi après midi. À 14h15, ou à 14h30.

La vieille dame, se tournant vers son mari de 92 ans, appuyé sur deux cannes : Tu crois, Lucien, qu’ce sera possible à 14h15 ?

Le mari : Ça, j’en doute. Tu crois pas qu’y vaudrait mieux 14h30 ? On sait jamais.

La dame, à la secrétaire : J’prendrais bien pour 14h15. Mais si j’ai un empêchement trois mois avant, vous croyez qu’y sera encore temps de changer pour 14h30 ?

 

 

Vous êtes des chefs. Les subalternes constituent une armée de petits chefs dirigés par des sergents aux épaulettes en plastique et des caporaux aux épaulettes en chocolat.

 

 

Quand vous ne regardez pas quelqu’un qui fait tout pour être vu, vous devenez tout de suite suspect.

 

 

Plusieurs week-ends de suite avec un soleil radieux alors que nous sommes en octobre. Mais impossibilité de sortir car il faut abattre un travail qui ne peut pas attendre.

Tour à tour, la nostalgie et la colère enflent dans l’estomac. Le soleil embrase pendant des heures les feuilles de bouleaux à contre-jour, avec, en arrière-plan de ce tableau en train de se constituer, une discrète vapeur grise qui, le soir venu, avec la descente de la fraîcheur, estompera les contours de l’automne. C’est un péché que de rester enfermé et de constater que cette beauté sera gâchée à jamais. Il est tout aussi vain de se dire qu’un autre week-end viendra. Car la luminosité aura disparu ou ne sera pas la même. On essaie de se mentir en son for intérieur, mais sans illusions.

Alors, on se console avec l’excuse du beau travail qui aura été fait, puis avec la nostalgie des traces de la beauté écoulée.

 

 

À mon retour d’un très long voyage, j’ai appris par un voisin proche qui s’occupait de mon courrier en mon absence qu’un autre voisin, celui d’en face, hautain, avec qui je n’avais jamais échangé la moindre parole en quinze ans, personnalité locale à la retraite, ancien directeur de plusieurs entreprises et associations, toujours increvable à la tâche, bardé de responsabilités et d’honneurs de notable, était subitement décédé.

J’ai ressenti un froid pascalien à la pensée que, n’eût été la contrainte de mon courrier de vacances, je n’aurais peut-être jamais appris la nouvelle, ou avec plusieurs années de retard, et que j’aurais ainsi échafaudé bien des théories sur les raisons de la fermeture prolongée de sa maison.

Comme quoi il n’est pas toujours raisonnable d’accuser les retraités, au vu de leurs volets baissés, de se payer du bon temps sur une île Canarie quelconque, à Djerba ou en Thaïlande. Même si l’intéressé, en l’occurrence, s’en accorde finalement peut-être un peu à présent.

 

 

Cela démarre presque toujours dans l’euphorie. Vous êtes surpris que quelqu’un ait les mêmes centres d’intérêt que vous, partage votre point de vue, vous écoute. Vous lui donnez tout en retour, habitué que vous êtes à ne pas marchander les pleines mesures. Puis vous vous sentez peu à peu pompé, l’euphorie se mue en tiédeur prudente, les intérêts et les compromissions de l’autre vous rebondissent à la figure. Vous décidez alors d’économiser votre énergie, devenue à sens unique. Jusqu’au jour où vos amis se transforment en lointains souvenirs. De l’époque où vous pensiez ne pas être seul.

 

 

Il y a le syndrome grippal, le théorème de Pythagore, le principe d’Archimède, la loi d’Aristote, le théorème d’Einstein, la maladie d’Alzheimer, le syndrome de la queue de cheval, le principe des vases communicants, la loi de la jungle, le syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA), le syndrome Strauss-Kahn de début du XXIe siècle, le syndrome Reynaud et il y a le syndrome Kévin. Ce dernier syndrome se répand dans les médias. « D’importantes chutes de neige ont causé de gros dégâts dans la région Aquitaine et 125 000 foyers se sont retrouvés sans électricité. Kévin vit dans un hameau de 35 habitants et témoigne… » « Le CAC 40 s’est effondré en clôture aujourd’hui. Kévin travaille comme courtier dans la société Bonheurpourtous et raconte… » « Les Zétazunis ont tué un chef terroriste important non loin de Kandahar, dans une vallée tenue par des insurgés. Kévin travaille dans une société française et vient de rentrer d’Afghanistan… » « Le maire d’une petite commune refuse de célébrer un mariage homosexuel. Kévin habite dans cette commune… »

Kévin est partout et sait tout car il n’éteint jamais sa télé ni sa radio. On fait appel à lui dans les domaines les plus divers et les plus inattendus, ceux de la technologie la plus sophistiquée, de la vie courante, de l’art, de l’économie, de la chasse aux papillons, de la lutte contre la criminalité, la précarité et la sédentarité, de la finance, de l’obésité, de la philosophie. Nul besoin que vous vous teniez informé dans les moindres détails de l’évolution du monde moderne, Kévin vous fournira toutes les réponses qu’il faut connaître. Un grand politicien pense ceci ; dans l’instant qui suit, Kévin pense la même chose ; deux instants plus tard, Jonathan pense la même chose que Kévin. Si bien que, parfois, le grand politicien, avant de se faire interviewer, sonde discrètement l’opinion de Kévin, suite à quoi il nous livre son opinion personnelle qui appartient à Kévin, et que ce dernier s’empresse de confirmer en la partageant.

Pourquoi dès lors ne pas créer une seule chaîne de télé, une seule station de radio, un seul organe de presse qui porteraient tous le nom de Kévin ? Nous ferions non seulement de grandes économies budgétaires mais une salutaire économie de santé publique en nous débarrassant d’un syndrome dangereux frisant la pandémie.

 

 

Il était d’une érudition littéraire classique qui forçait l’admiration. Les lettres et la culture n’avaient pas de secret pour lui. C’était un ami de plume, toujours prompt aux confidences subtiles. Jusqu’au jour où, après moult valses-hésitations ontologiques, craignant d’offenser ma modestie innée, je me jetai à l’eau et lui soumis plusieurs de mes écrits. Il m’évita pendant plusieurs jours puis, malencontreusement, croisa mon chemin, le regard fuyant. Il eut de la peine à dissimuler son ire amicale, bégaya quelques platitudes qui juraient avec sa délicatesse livresque, puis tourna les talons en courant derrière son regard fuyant.

Je me reprochai d’avoir été un fieffé goujat. D’avoir osé solliciter les compétences raffinées d’un ami et d’avoir ainsi mis à mal une amitié de plus.

 

 

Il fit un jour un rêve des plus absurdes. Il s’était avisé de passer une seconde agrégation, dans une langue dite rare. C’était une folie peu banale mais certaines folies ne l’effrayaient pas. D’autant plus que tout l’y prédisposait : ancien normalien, origines familiales et linguistiques, volonté de travail. Mais c’était compter sans le gotha du grand jury qui devait présider à ce concours et où siégeaient des sommités qui, elles-mêmes, n’avaient pas obtenu l’agrégation dans cette langue rare. C’était aussi compter sans la présence d’une petite candidate poulinée par une des membres bien née de la commission du gotha, donc nécessairement candidate brillante. Or, le concours ne prévoyant que l’attribution d’un seul poste, il fallait faire quelque chose avant que l’étincelle ne prît. On fit venir les pompiers en leur expliquant qu’exceptionnellement ils devaient intervenir avant l’incendie. À défaut d’interdire la passation d’un candidat, on créa une loi interdisant la passation d’une seconde agrégation. Et le tour fut joué, sans preuves formelles, dans le secret des cabinets. Le candidat peu banal fut écarté, et, l’année suivante, on supprima la non moins banale loi, pour ne pas créer de précédent trop voyant.

Il s’avéra que la brillante petite candidate restée presque seule en lice fut finalement éliminée par une concurrente qualifiée de médiocre, qui plus est mère de trois enfants.

Décidément, il avait fait un rêve des plus absurdes.

 

 

Héritage de la lutte des classes, les gens qui ne vous connaissent pas veulent à tout prix savoir quel est votre métier. Sinon, vous êtes inclassable.

 

 

Dans un coin du cimetière, ils ont tous défilé devant le cercueil, prononcé une parole, quelques bribes de prière, pleuré, baissé les épaules, ils se sont rabougris à vue d’œil pour mieux exprimer leur peine, presque leur regret d’être encore vivants. Puis ils sont sortis un à un. Le cercueil est resté seul, longtemps, en hauteur, juché sur des madriers en travers de la fosse creusée à même la terre, sans caveau de marbre. Puis les ouvriers l’ont descendu en actionnant à la main un système de poulies et de vérins, ils sont montés dessus avec leurs lourdes bottes pour bien le positionner et le tasser dans les premières mottes de terre qui attendaient au fond. Puis ils ont pelleté et ahané, raclé et comblé, du bon travail, le jour faiblissait, le froid n’en démordait pas.

Quand il est devenu très probable que plus aucun proche ou ami ne reviendrait sur ses pas vers la tombe, je suis sorti du cimetière pour continuer ma visite, vers la petite chapelle toute proche qui dominait une des hauteurs de Monschau, en Allemagne.

 

 

Le « moral des ménages » : expression désormais consacrée pour mesurer un indice de consommation. Mais si certains ménages n’ont pas les moyens de consommer ? Ils doivent alors se sentir bien coupables de démoraliser la société. Ce qui ne peut, en retour, qu’accentuer leur propre démoralisation psychologique. Donc de déclencher aussi chez eux un processus involontaire de consommation. D’antidépresseurs et de revitalisants.

 

 

Ne vous défendez pas trop face aux calomnies, vous risquez de les consolider et d’en alimenter de nouvelles. Rien ne déstabilise davantage les calomniateurs que le silence méprisant de leurs victimes. Les chiens aboient, la caravane passe, paraît-il. L’adage se confirme jour après jour car le désert s’étend de plus en plus, chargé d’agressivité invisible, peuplé de hurlements muets.

 

 

Sportez-vous mal quand vous prenez de l’âge. Car continuer à faire du sport peut alors comporter des risques pour la santé. Les regards, en effet, s’appesantissent sur vous. Les plus jeunes ne vous pardonnent pas de faire ce qu’ils ne font pas, les plus âgés de faire ce qu’ils n’ont jamais fait ou qu’ils ne font plus. Vous êtes le miroir gesticulant, qui plus est non déformant, de leurs mauvaises consciences, dont vous cristallisez les aigreurs. Passe encore de pratiquer votre sport à l’abri des regards d’autrui, mais à un moment donné votre forme physique vous trahira à votre corps défendant, le dessin de la taille en catimini, la ligne des épaules sans coup férir. Si, par contre, malgré votre réserve, vous vous produisez au vu et au su de tous, vous devenez une paille dans l’œil des voisins, un présomptueux discret de la biologie, un arrogant renfermé de la longue distance sorti du rang, bref un marginal qui cache sans doute des privilèges et à qui il faudrait demander des comptes.

Si la perspective des risques que vous encourez alors vous effraie, rangez votre survêtement, évitez la marche ou la course à pied, et vos voisins, tout autant que les pharmaciens, vous en seront reconnaissants. Vous redeviendrez ce quelqu’un qui prend de l’âge et qui n’aurait jamais dû s’arrêter en si bon chemin.

 

 

Les cordes de Vivaldi frelonnent dans les mirabelliers en fleurs.

 

 

Ils emménagèrent il y a plus d’un an, dans la maison du virage d’en bas sommairement entretenue. Pendant de longs mois, ce ne fut que ballet de perceuses, de visseuses, de ponceuses, de vibreuses et de tronçonneuses. Tout le quartier fut électrisé par un concert ininterrompu de voitures aideuses, de familles généreuses et d’exhibitions vertigineuses. Puis, un beau jour, la rentrée après les vacances d’été ne se fit pas, alors que jamais de vacance il n’y eut. Le spectacle cessa, faute de mise en scène. Le quartier redevint désespérément banal. Au mieux, quatre voitures pour deux personnes au lieu des huit habituelles. Peut-être des règlements de compte familiaux se produisirent-ils en notre absence, que répercutèrent, sans nul doute, ou les gazettes locales ou les antennes de notre voisine sangsue. Peut-être un crime fut-il commis, ou, pis encore, des jalousies-fâcheries de papies et mamies. Heureusement, un signe atteste que la maison du virage d’en bas n’est point encore à l’agonie : leur petit toutou, imperméable aux bisbilles familiales, continue d’être lâché à heures régulières pour faire ses besoins chez les voisins.

 

 

Je suis Charlie, tu suis Charlie, il suit Charlie, nous suivons Charlie…

 

 

 

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  Mis en ligne le 11 septembre 2012.