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© André Kozimor |
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© Photo André Kozimor
« Qui suis-je ? »
J’ai toujours tiqué devant cette question, pour ses relents de nombrilisme ou son implicite policier. Me convient davantage son aspect philosophique, mais l’exposer en public m’aurait semblé absurde il y a encore peu de temps : étaler une question pour s’étaler. Longtemps je me suis dit : je suis ce que je fais, en l’occurrence je suis ce que j’écris. Mais, de toute évidence, cela ne semble plus suffire. À la longue, en effet, les interrogations muettes des amis, les questions des internautes, deviennent répétitives, insistantes. Vos amis ne vous connaissent pas vraiment (ou alors ils font poliment semblant), mais les parfaits inconnus, maniaques de la souris, voudraient tout savoir sur vous en deux clics. Votre discrétion ne trouve pas grâce aux yeux de ces monstrueuses montgolfières de l’ego encouragées par le débridement numérique. Et puis, il y a ceux qui croient tout savoir sur vous, et ceux qui préfèrent ne rien savoir du tout : ce sont souvent les mêmes, qui ronronnent dans leur mépris vis-à-vis de vous, leur méfiance à votre égard, leur condescendance, leur conscience de votre inexistence. Il est aussi des « professeurs des universités », dont les titres se déclinent en paragraphes entiers, qui vont jusqu’à plagier ce que vous écrivez mais qui ne le reconnaissent que du bout des lèvres. Car vous êtes, à leurs yeux, trop peu public pour oser, un jour, devenir public. Alors, oui, ouvertement, « qui suis-je ? ». Au « Qui êtes-vous ? » déshabilleur s’est substitué un « Qui suis-je ? » exhibitionniste dont Internet me rend coupable.
Je dois d’abord l’avouer, je « sors de Normale Sup’ » (noter les guillemets et l’apostrophe chic du raccourci). L’École normale supérieure m’a tout donné, ou plutôt, elle m’a rendu au centuple ce que je lui avais donné. Avant, on n’était déjà pas comme tout le monde ; après, on n’est plus le même, le même que celui qui n’était déjà pas comme tout le monde. Aucune originalité là-dedans, aucune esbroufe, simplement beaucoup de travail, de ténacité, de confiance en soi, et, peut-être, un sixième sens authentique qui vous donne le coup de reins apte à vous propulser, à vous faire franchir l’infranchissable et qui vous fait dire que, si vous l’avez fait, c’est parce que vous n’avez jamais pensé un instant que ce n’était pas faisable. Au sein de cette École, pour la première fois, une sensation grisante de liberté sans limites. Pas la moindre trace d’autorité pesante, celle que j’ai toujours abhorrée chez les petits chefs, les micro-pouvoirs autosatisfaits et les minuscules dictatures de l’échelon supérieur, pour qui l’autorité administrative constitue la seule preuve ontologique de l’existence. S’il y avait ici un pouvoir propre à susciter l’admiration, c’était le pouvoir de l’intellect. Il y a eu, dans la foulée, l’agrégation, le fruit tout naturel de l’École, comme une formalité assurée sans risques. Puis, quelques années après ma sortie, un projet de seconde agrégation, avec un seul poste à la clé, pour laquelle on m’a soigneusement barré la route en veillant à ce que je ne puisse pas même m’y présenter administrativement (le coup du petit texte de loi glissé en catimini). Une agrégation, passe encore ; mais deux, cela faisait un peu trop, il ne fallait pas être si gourmand, cela aurait pu donner du volume et, nécessairement, le volume fait de l’ombre. J’ai travaillé deux ans en Irlande (Trinity College, Dublin) et trois en Pologne (Institut français et Université Jagellonne de Cracovie). Après de tels séjours, on ne porte plus le même (toujours ce « même ») regard sur son propre pays et sur soi. L’Irlande, un pays surréaliste car hors du temps, écrasé par son histoire d’oppression, qu’on ne finit par cerner que bien ultérieurement. Un pays pour lequel, comme pour l’Écosse, il est trop tard, car l’anglais a tout laminé, le gaélique étant devenu une langue morte. La Pologne, un destin semblable en apparence, mais le refus obstiné de mourir d’une mort lente, une volonté acharnée de sauvegarder la petite flamme de la survie, coûte que coûte, malgré les coups de boutoir de la politique, les impératifs de l’économie et l’aveuglement de certaines traditions obscurantistes les plus vulgaires. J’ai été expert traducteur juré de polonais (cela ronfle bien) près le Tribunal de Grande Instance de Strasbourg, près la cour d’Appel de Douai et près la cour d’Appel de Paris, divers lieux suscités par mes changements de résidence successifs. À l’occasion de cette dernière nomination, Rita Gombrowicz m’avait confié : « Les Renseignements Généraux m’ont téléphoné à votre sujet. » Je ne le soupçonnais pas : ils faisaient une enquête sur moi, qui a duré un an. Je garde de mon travail avec les prévenus et les juges d’instruction des souvenirs émus, car je voyais à quel point la réalité se répercutait sur le langage et combien le langage pouvait colorer la réalité. Les juges, aussi bien durant les instructions que pendant les audiences, me savaient gré de la précision que j’apportais à chaque mot, ils me faisaient énormément confiance et me considéraient davantage que comme un simple technicien. Cela ne s’oublie pas. J’ai fait de l’enseignement, mais, malgré certains appels du pied dans cette direction, j’ai refusé la carrière universitaire, les clés, les axes et les paradigmes, le jargon de l’autoreproduction et le statut de poule pondeuse dans des cahiers universitaires. J’ai également refusé d’enseigner en classes préparatoires, car y avoir subi pendant mes études me suffisait amplement. Je ne souhaitais pas passer le reste de ma petite éternité à formater des bêtes à concours. Je me suis très vite lancé dans la traduction littéraire. Un métier stimulant mais beaucoup plus ardu qu’on ne le croit, qui exige une plus grande proximité avec l’écriture de création qu’avec l’écriture de restitution. On m’a proposé de travailler dans l’édition, dans le domaine des langues dites des « pays de l’Est », un costume taillé sur mesure, qui m’a procuré l’une de mes plus grandes satisfactions professionnelles. Un métier exaltant, bien plus : l’exorcisation d’une passion, celle de l’écriture vivante, en train de se faire sur le terrain. Certains ont même cru que je détenais du « pouvoir » de décision, cette horreur suprême. Très vite, on m’a amputé les ailes, car ces ailes se prenaient dans les rayons de certains vélos. J’étais conseiller littéraire, voire plus, mais il ne fallait surtout pas l’ébruiter. Dépossédé de tout mon travail intellectuel, très peu doué pour les accommodements avec un monde politique qui colonisait les médias et l’édition, j’ai quitté ce milieu de mon propre chef, avec soulagement. Il me reste de ces années-là des expériences inoubliables de rencontres avec des hommes de plume, des hommes de théâtre, des hommes d’ombre et de lumière. Je me suis d’abord battu pour faire davantage connaître Slawomir Mrozek, le « Ionesco polonais », le « Beckett d’au-delà du rideau de fer ». J’ai apprécié son œuvre dès la première pièce vue à Cracovie, interprétée par des géants polonais de la scène : Zbigniew Binczycki, Jerzy Stuhr ; puis Jerzy Radziwilowicz, Jerzy Trela, Piotr Fronczewski. J’ai toujours apprécié les écrits de Mrozek, sa personnalité légendairement insaisissable, sa farouche volonté d’indépendance, et l’auteur me l’a bien rendu au cours de notre côtoiement de plusieurs années. Dès notre premier contact, il m’a avoué, stupéfait : « C’est la première fois que quelqu’un fait tout ça pour moi en France. » Là-dessus est venu se greffer Laurent Terzieff, à qui je donnais du « Monsieur Terzieff » quand il venait parfois s’entretenir de théâtre dans mon bureau éditorial, et qui me répondait avec une désarmante simplicité enfantine, la bouche dessinée par un sourire gêné : « Monsieur Terzieff ??… » Czeslaw Milosz, après l’obtention de son prix Nobel, a suscité plusieurs de mes autres rencontres, avec notamment Konstanty Jelenski et Claude Durand, responsable des éditions Fayard. Curieusement, Milosz est mort en Pologne au moment même où je me trouvais à San Francisco, à deux pas de son domicile. Je n’ai pas eu l’occasion de faire la connaissance de Stanislaw Jerzy Lec, un des maîtres de l’aphorisme non prêt-à-porter, car il était déjà décédé. J’ai néanmoins pu nouer des contacts avec Claude Roy, un de ses fervents défenseurs en France, qui s’est offert de faire passer de mes articles sur Lec dans Le Nouvel Observateur. Pourtant, c’est Cioran qui aura réagi avec le plus de vigueur et d’enthousiasme au sujet de Lec. Répondant à un de mes courriers, il m’a longuement téléphoné pour m’expliquer les tenants et aboutissants de la stratégie éditoriale à adopter vis-à-vis de Lec. Cette conversation téléphonique est restée gravée dans ma mémoire : la simplicité de Cioran, son approche directe, son accent — alors que son écriture figurera à jamais parmi les trésors de la langue française.
Alors, « qui suis-je ? ». Je suis ce peu et ce beaucoup. Ce peu à la face du monde, ce beaucoup à la face du silence. Je ne vis pas sur ces souvenirs, ces souvenirs m’aident simplement à mieux vivre. Et à méditer. Le reste pourrait être constitué par des ressources complémentaires au langage : entre autres, le vélo et l’outil, l’alliance du « geste et de la parole » (selon la formule d’André Leroi-Gourhan), qui permet d’éviter la facilité du confort intellectuel. Et puis, la nature, les voyages, et tous les truismes afférents à ces banalités — je n’ai jamais rencontré personne qui n’aime pas la nature ou qui ne reconnaisse pas les bienfaits des voyages, mais de là à ce qu’ils affectionnent la nature brute et les voyages loin des foules… Pour ces banalités (et pour celles qui en sont moins), comme dans bien d’autres domaines, il vaut mieux faire que dire. Ne pas comptabiliser tous les « je suis », s’efforcer plutôt d’être.
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Mis en ligne le 11 septembre 2012. |
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