© André Kozimor

 

 

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Bleu ballet de Delft

 

 

 

 

 

 

Le froid s’est installé comme jamais on ne l’aurait imaginé en février. Alors, pourquoi sortir du lit vers 4h00 du matin, surtout quand, deux heures plus tôt déjà, on a été réveillé pour de bon par un voisin venu s’ébrouer en face de la fenêtre de la chambre avec sa fillette, insomniaque sans doute, poussant tout haut des paroles diurnes et faisant des claquettes sur l’asphalte rugueux de la ruelle en pente ? Il serait plus humain de rester au chaud et essayer de se rendormir coûte que coûte, même au prix de quelques heures gâchées. Mais le corps s’est mis en route, tourne au ralenti et ne s’arrête plus, évitant de regarder derrière les volets baissés le paysage givré des arbres et des voitures en stationnement.

Le froid s’est installé comme jamais on n’aurait pu le rêver en février, avec un soleil méditerranéen, pendant que la Méditerranée peste sous les nuages. Le soleil apparaît d’abord, rouge, sur la droite, une revanche inversée du coucher auquel je n’avais pu assister quelques jours auparavant, en bordure de mer, car il se faisait tard, il y avait la route du retour, une multitude de fausses bonnes raisons.

Au moindre arrêt sur l’autoroute, le vent s’engouffre par la portière ouverte et je saisis fébrilement cache-nez et bandeau, avant de me réfugier dans le chaud du duffel-coat vert dont la capuche, invariablement, se rabat d’un coup sec sur ma tête quand je le jette amplement sur moi d’un geste vif et que les boutons en corne cognent sur la carrosserie de la voiture.

Après la traversée de Gand et le long contournement d’Anvers où, cette fois, je ne ressens pas le besoin de reposer pendant dix minutes mes yeux qui, généralement, commencent à picoter par manque de sommeil, j’arrive sur Rotterdam, le flot des voitures se met à enfler, le soleil aussi, le roulement des véhicules tourne au feutré, une ruche bourdonnante d’autoroutes à plusieurs étages bien bétonnés.

Puis Delft, aux dimensions humaines, le quartier calme derrière la Oostplein, la possibilité de stationner dans le Delfgauwseweg entre l’alignement des maisons, la piste cyclable et le canal. La sortie pédestre redemande d’abord de l’accoutumance, car les bicyclettes sillonnent les petits espaces que l’on estime à soi dévolus. En ne faisant pas de gestes inconsidérés, on s’y habitue de manière délicieusement dangereuse.

La place centrale rutile sous le soleil sur son flanc droit, le gauche étant pour l’heure plongé dans les ténèbres de l’enfer. Le repas est vite choisi, vite pris, vite oublié. La prochaine fois, il faudra emporter ses propres sandwiches pour se régaler.

Dans la torpeur rayonnante du début d’après-midi, des déambulations se greffent à chaque coin de pavé. Peu de touristes, mais beaucoup de jeunes Asiatiques qui semblent résider ici, à les voir se dandiner sur leurs grands vélos hollandais dont ils essaient d’amenuiser la taille.

Là-haut, le ciel d’un bleu de Delft est strié par les trajectoires blanches des avions ; en bas, les évolutions se sont mises en place et s’accélèrent. Ce ne sont que grandes roues qui surgissent, passent, s’éloignent, accompagnées du cliquetis régulier des gros moyeux. Une armée de grandes roues, une houle de sacoches, une nuée d’hommes jeunes, entre deux âges, très âgés, des petites filles, des dames qu’on imagine mal se tenir debout droites mais qui, ici, paradent augustement, modestement, sans orchestre à cuivres, des femmes bien mises, en robes, confiantes dans les filets de protection de leurs garde-boue, le moustachu qui tasse ses deux enfants dans le caisson arrimé à l’avant du vélo, les tandems, seigneuriaux, l’étudiant de couleur au bonnet accordéon qui pédale en chantant à tue-tête et qui tient de la main droite un second vélo par le milieu du guidon, deux vélos pliants qui zigzaguent et s’évanouissent, un leitmotiv de vieux clous noirs aux guidons complètement dénudés, mais comment freinent-ils donc, des phares avant ronds en forme d’œuf d’avant la guerre, de rares jantes complètement rouillées, des jeunes filles assises à califourchon sur le porte-bagages des garçons, une mère véhiculant un enfant devant, un enfant derrière, tous deux casqués comme dans les sports extrêmes, une charrette tirée par un vélo sans cheval, des triporteurs, que ne porteraient-ils pas, des roues tordues attachées à l’antivol resté esseulé sur une rambarde de pont, tout à coup un cyclomoteur dans un fracas épouvantable, il fuit, le silence revient, le susurrement des pneus qui effleurent le sol dans un souffle inaudible, des vélos blancs, roses, verts, jaunes, de vieilles coccinelles de vélos, les cycles dernier cri, avec double béquille et peinture laquée, un jeune homme qui a oublié d’éteindre sa lumière avant, qu’on remarque tout de suite malgré le soleil aveuglant, il passe sans bruit aucun, pas le moindre roulement de dynamo qui s’époumone, cherchez longtemps, le courant vient du moyeu avant, jamais le moindre craquement de dérailleur, le moindre couinement de pièces en mal de graisse, le moindre claquement brinquebalant de tiges sur le point de se dévisser, la musique du silence glissant est parfaitement réglée, les boîtes automatiques des cycles, la longévité de bicyclettes qui, en d’autres lieux, iraient fleurir les brocantes, pas de jetable ni de recyclable ici, on affronte la pluie, l’air marin, la saumure et on dure, parmi les clics des roulis cadencés, cliquetis, cliquetis, cliquetis, vous vous écartez par prudence mais on se rit de votre effroi, on ralentit, on sourit, on virevolte de toutes parts, vous n’y prêtez plus attention, vous gommez vos craintes, vous vous assoupissez dans leur savoir-faire, leur maîtrise des roues, des patins, des freins en V, des freins à tambour, les gestes d’antan du rétropédalage, vous vous enivrez du tourbillon ininterrompu des rayons et des moyeux, de l’acier et de l’aluminium, des sonnettes actionnées par chiquenaude, hé attention à ce jeune fonceur fou qui se croit sur un VTT de chez nous, des bosses de ponts qui ne restent jamais vides longtemps, arpentées toutes les trois secondes par des cyclistes en danseuse, des cyclistes qui ahanent, des cyclistes qui passent d’un canal à l’autre, d’un horizon au suivant, des vélocipédistes qui déboulent comme des ballerines dans une chorégraphie cyclique bien huilée de tous les jours, qui débouchent de votre passé et s’introduisent dans votre présent, les figures non imposées, les circonvolutions, les rêves, les nostalgies, le bruit de la vie du cliquetis, cli-que-tis, cli--que--tis, cli…

Le vélo s’est installé en février comme toujours j’en avais rêvé.

 

 

 

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  Mis en ligne le 11 septembre 2012.