© André Kozimor

 

 

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Il fait si horriblement chaud depuis des jours et des semaines qu’on appréhende de sortir de la voiture climatisée. Puis d’y rentrer, sachant que, malgré l’air conditionné, et malgré le confort de la six cylindres, la peau va vous coller de partout au cuir des sièges, désormais couvert d’auréoles salées blanchâtres en plusieurs endroits. Le plus désagréable se situe sous les genoux, en remontant, poisseux, vers le short.

Aujourd’hui, non seulement nous sortons de la voiture mais nous descendons vers un chemin pédestre de plusieurs kilomètres, chargés de multiples gourdes d’eau chacun, dans lesquelles s’entrechoquent pour l’instant des glaçons au gré des accidents du sentier. Nous avons laissé notre voiture sur un parking perdu au milieu du désert de feu. D’autres véhicules étaient déjà là quand nous sommes arrivés, modestes pour la plupart. Peut-être des randonneurs, peut-être des débroussailleurs, peut-être des voleurs. Si loin de la civilisation, et pourtant…

L’allégresse de se dérouiller les jambes fond vite lorsque nous pénétrons dans ce four à ciel ouvert. Nous ne baignons plus dans la clarté du soleil mais dans de la lumière en fusion, qui assaille la peau du visage en milliers de picotements. Ce déversement est accentué en bas par la réverbération du fin gravier de poussière, blanc souvent, rouge le plus souvent. Quelques rares plantes et arbustes poussent en se tordant vers le ciel ou en se rabougrissant sous une chape de plomb.

Nos pas s’habituent à nous porter, puis la transpiration commence à distiller quelques questions. Ai-je soif, ai-je déjà soif alors que je viens de faire trois cents mètres ? Quand commencerai-je à avoir vraiment soif ? Tiendrai-je le coup ? Irai-je jusqu’au bout ? Y aura-t-il une poche d’ombre quelque part, un semblant d’ombre ?

Nous croisons divers panneaux : interdiction de chasser, de cueillir des végétaux, de rouler en engins à moteur, de porter des armes à feu. Qui aurait l’idée de venir dans ce bout du monde bardé d’un tel matériel, et dans quel but ? Un des écriteaux nous intrigue : interdit d’utiliser des détecteurs de métaux et de creuser le sol. Serions-nous sur les vestiges d’une quelconque ruée vers l’or ?

Derrière un lacet au sommet d’une butte, on entrevoit deux formes humaines au loin. C’était trop beau. Payer si cher cette fournaise et, bientôt, peut-être, faire la queue à un portillon, alors que nous sommes à des dizaines de kilomètres de la moindre habitation ? À cette pensée, de nouveaux suintements de sueur se déclenchent dans mon dos.

Le premier est obèse et poussif, avec une énorme tache sombre à l’arrière de sa chemise. Il manie un mouchoir tout aussi énorme, qu’il se passe méthodiquement sur le front.

« On voit qu’on n’est pas les seuls fous à être venus jusqu’ici ! »

Nous lui répondons par quelques mots et un sourire de politesse. Le second est plus âgé, et comme plus réservé. Ils sont sur le chemin du retour et, comble d’intrusion, ils nous ont volé le seul endroit ombragé de cet enfer.

« On vient de Chicago. Et vous ? »

Nous débitons notre habituel formulaire oral de communication, puis nous les dépassons pour les laisser vaquer à leur halte, de peur qu’ils ne fassent un infarctus si nous les chassons vers le soleil. Ouf, nous avons pu nous en tirer avec le troc d’usage. Nous replongeons dans l’océan de blancheur blafarde.

Le long de ce sentier transversal, dévalait autrefois la diligence, qui peinait ensuite dans l’autre sens.

Encore quelques kilomètres pour atteindre les ruines du fort, mais nous n’envisageons même pas d’en approcher.

Tout à coup le cimetière nous saute au visage. D’abord un petit enclos entouré d’une palissade en claire-voie, puis les premières croix, blanches, puis d’autres croix, plus blanches encore, plus blanches que la lumière. Inscriptions noires de jais. « À la mémoire de Jas. Walker, mort le 4 août 1867 à l’âge de 6 ans ». « In memoriam Milton Sage, mort le 20 janvier 1884, à l’âge de 28 ans ». « À la mémoire du Colonel Stone, dont on suppose que c’est lui ». « O. O. Spence, né en Pennsylvanie, âgé de 28 ans, tué par les Indiens le 7 avril 1876 ». « À la mémoire d’Isabella Munson, enfant en bas âge, morte le 6 février 1873. Âgée de trois mois ». « À la mémoire de Little Robe, fils de Geronimo, chef apache, mort le 10 septembre 1885, à l’âge de deux ans ». « In memoriam J. G. Duncan, mort le 17 décembre 1870, à l’âge de 34 ans ». « In memoriam John Brownley. Tué par les Apaches le 26 mai 1868, à l’âge de 25 ans ».

Il ne reste plus qu’une poignée de tombes. Les autres ont été emportées vers un musée de San Francisco.

Le regard ne sait où se poser et court d’une tombe à l’autre, d’une tombe à la montagne voisine, d’où on s’attend à voir surgir un aigle, d’une tombe au défilé rocailleux là-bas, où a dû avoir lieu le massacre, un massacre parmi d’autres. La pensée piétine, à la traîne du regard. A-t-on vraiment le droit de visiter ce cimetière, dont la porte est pourtant largement ouverte ? Une fois entrés, difficile d’en ressortir. Sans doute l’accablement dû à la chaleur. La torpeur d’un rêve qu’on a fait mille fois au ralenti.

Nous retrouvons au retour l’ombre de nos Chicago, laissée dans un décor de branches torsadées par l’incendie ininterrompu qui coule du ciel. Ils ne sont plus là. Ils auraient pu être encore présents, à se reposer, s’ils avaient eu le bon coup de pompe que j’imaginais. L’ombre est fournie par un arbre planté au milieu des ruines d’un fortin. L’appareil photo ne crépite plus autant ici, il hoquette, fatigué par tant de lumière.

Le pommeau du levier de vitesses automatique est brûlant comme à l’accoutumée, mais les sièges font moins mal, grâce aux petites couvertures de protection prises dans l’avion.

Nous pousserons jusqu’à Fort Bowie l’an prochain, promis. Pour l’heure, c’est-à-dire demain, nous reviendrons à Apache Pass, mais de l’autre côté de la vallée, là où le frère de Cochise a été pendu en représailles avec d’autres otages. Ils ne savaient pas pourquoi on les pendait mais les soldats semblaient savoir. L’arbre qui a servi à l’exécution y pousse-t-il encore ? La diligence déboulait également dans ce défilé, à ses risques et périls. Il fut un temps où elle traversait tranquillement le pays des Apaches, sans risques ni périls. Aujourd’hui encore, pas la moindre route asphaltée, rien que la poussière rouge du sud de l’Arizona.

Nous reviendrons à Apache Pass demain, promis. Il n’y aura personne, c’est certain. À moins que nos amis de Chicago… Mais peut-être ont-ils eu la mauvaise idée de visiter l’autre côté de la vallée hier. Et ils seront repartis. Sans rencontrer d’autres fous.

Une chose est sûre, demain sera un nouveau jour de canicule.

 

 

 

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  Mis en ligne le 11 septembre 2012.