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© André Kozimor |
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Diction
Le scénario ne varie pas depuis des années. Dès que nous arrivons dans notre petit lopin de verdure, nous sommes accueillis et assaillis par les éclats de voix de nos voisins (deux parcelles plus loin). Qu’il fasse beau ou que le temps soit détraqué (version la plus fréquente depuis plusieurs étés), nous n’entendons plus le calme, mais seulement les apostrophes de nos concitoyens, proférées à gorge déployée. Leurs leçons de diction, leurs répétitions de partitions pour notes aériennes, vaisselles, lessives, placards et poubelles. Avec le soprano de la grand-mère toujours alerte, le baryton-soumission du grand-père délétère et les gonflements de diaphragme de la petite-fille à la voix qui se vrille. Un concert ininterrompu qui scande les jours, les heures, les minutes et les impromptus. Qui nous permet de faire l’économie de l’oisiveté déboussolée dans les affres d’une solitude continue. Dans cette symphonie d’arpèges, pas de place pour les pauses, bémols et bécarres, silences et dièses. Un flot wagnérien de préoccupations schopenhauriennes quotidiennes, une affirmation haut et fort des tonalités existentielles d’un retraité ex-maître en comptabilité. Toutes les parcelles avoisinantes baissent la tête et les oreilles en signe d’humilité bienveillante. Le déluge des décibels ne tarit pas, même à l’heure des repas. Et si l’envie vous prend au moment de la sieste de leur voler quelques instants de sommeil, une explosion de voix inhumaines vous extirpe du gouffre de votre indolence sereine et hurle à tue-tête que même le repos est une conviviale fête. Il serait de la dernière goujaterie de priver nos prochains de leur philanthropie. Et quand par malheur ils s’avisent de libérer leur champ de bataille pour vaquer à quelque basse obligation dans les citadines entrailles, le deuil qui descend sur nous nous sensibilise à la fragilité des harmonies de ce monde. Nous attendons leur retour avec impatience, comme le choc libérateur des godillots de l’ivrogne rentrant au milieu de la nuit à l’étage supérieur. Puis, honteusement, nous regagnons notre calme appartement en ville pour nous couper égoïstement des bruits de notre petit lopin de verdure.
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Mis en ligne le 11 septembre 2012. |
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