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© André Kozimor |
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Épiphanie
Six heures du matin. L’esprit est encore habité par l’angoisse de la nuit. Le jour se lève à peine, les nuages menacent sur les têtes des montagnes, la fraîcheur de l’air se devine à travers les vitres. N’est-ce point folie que de renouer par un tel jour, six ans après, avec le mont Charvin ? Les préparatifs avancent. Je m’attarde près de la fenêtre. L’obscurité se raréfie. Plusieurs lumières brillent en contrebas, au Bouchet Mont-Charvin, autour du clocher de l’église et de quelques toits tuile grise. Une grosse lumière, orangée, d’autres, plus petites, blanches. Mélange de la naissance du jour et de la persistance de la nuit. Flot de réminiscences. Levers aux premières lueurs de l’aube pendant l’enfance. Calme humide de la campagne, sans les escarpements de la montagne. Solitude au milieu de ce calme, avant l’affrontement en ville, en internat. Calme qui ne dit rien mais qui n’en pense pas moins. Qui sait que nous nous retrouverons. L’air ne tremble pas. Tout est bien disposé, à sa place. Je m’éloigne de la fenêtre, je continue les préparatifs. Les lumières sont-elles toujours là pendant que j’ai le dos tourné ? La vallée n’a-t-elle pas pris une autre tonalité ? Je reviens à la vitre. Les noirs deviennent gris, mais la condensation du paysage est toujours la même. Comment la retenir ? Je ne rêve pas, hélas. Sinon, cela me passerait, ne serait plus dans quelques heures qu’une trace. Or, ici, le rêve a pris figure de réalité. Et la réalité est devenue rêve. Le flou des souvenirs devient insistant et insoutenable. Il y a les réverbères orangés de Dublin la nuit, sur la route de Howth qui longe l’immense baie. Une douceur qui semble appelée à durer toute l’éternité. Il y a les ampoules blanches blafardes hivernales avant la violence des travaux campagnards. Les fins de vacances d’été, les premières rosées automnales qui perlent, qui appellent la nostalgie à la rescousse. Un instantané qui baigne dans la vapeur du regret. Rien ne bouge, rien ne bruit, rien ne fuit. Comment fixer cet instant octroyé par un créateur dont je ne connais pas l’identité ? Peut-être me relever tôt demain matin, tenter de capter à nouveau cette fragile immobilité ? Mais demain sera un jour différent, qui n’apportera pas la même fugacité. Attente vouée d’avance à l’échec, espérance promise par avance aux oubliettes. Allons, le mont Charvin est là, il faut chausser, lacer, serrer. J’ouvre la porte, je suis happé par les tenailles de l’air. La nuit s’éloigne, le flou s’estompe, le jour se fait corrosif et agressif. Mais la nostalgie s’est installée et ne veut plus me quitter. Allons, le mont Charvin se dessine au loin. Je monte vers d’autres réminiscences, je crée sans coup férir de nouveaux souvenirs.
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Mis en ligne le 11 septembre 2012. |
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