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© André Kozimor |
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Le livre de la vie
Je dépose des fleurs et allume une grosse bougie de Pologne au cimetière. Beaucoup d’allées et venues entre les pierres tombales — rien d’étonnant en cette veille de la Toussaint —, et de nombreux regards qui me déshabillent. Mais certains devinent sans doute mon identité d’après ma ressemblance physique familiale, ou ils épient mes faits et gestes et reconstituent le puzzle de ma présence ici en repérant les tombes sur lesquelles je vais me recueillir. Sans parler de la voiture, garée près de la grille d’entrée, qui ne doit pas leur être inconnue. Quant à moi, j’ignore de plus en plus qui sont ces gens, tout au plus certains traits de leurs visages (liés à ma mémoire visuelle) suscitent-ils de lointaines associations et évoquent de nébuleux souvenirs. L’envie est grande de tenter de renouer un fil avec le passé, avec des noms, des faits, mais j’appréhende les questions insidieuses qu’on me posera tout de suite, de celles qui dament bien les territoires communs, les réponses qui seront colportées dans tout le village. Comme avec Blandine T., il y a plusieurs mois, que je n’avais pas revue depuis des années, sauf, fugacement, à l’enterrement de ma mère. Tout un pan de ma jeunesse avait brutalement ressurgi, mais il s’était vite dissipé lorsque la conversation avait commencé à tourner autour du métier, des enfants, des maladies, le passage du temps. J’avais pressenti, en la quittant après tous ces effluves de nostalgie ratée, que je la relèguerais à nouveau dans une traversée du désert de — peut-être — plusieurs décennies. Je repasse devant la tombe de Nicole D., morte à l’âge de dix-neuf ans. À chaque fois, en voyant sa photo, j’entre dans la petite cour carrée de l’école communale, le préau, le long couloir aux multiples patères métalliques alignées sur lequelles ouvrent les salles de classe, les chaussures troquées contre les pantoufles pour ne pas abîmer le parquet. Moment de paix. Elle ne me pose aucune question mais je me doute qu’elle le ferait si elle était là à déambuler elle aussi dans les allées avec sa famille, en prévision de la visite officielle du lendemain. J’aimerais bien, pourtant, qu’elle me pose des questions, j’accepterais volontiers de lui répondre. Car je sais qu’elle ne peut plus m’en poser. Il y a aussi les visages éternels de Franck R. (neuf ans), son frère Luc (seize ans), sa sœur Sylvie (trente-huit ans), tous trois écrasés par des voitures à quelques pas de leur grande ferme isolée située près d’une grande route nationale passante, que, dans notre imaginaire démesuré d’enfants, nous désignions comme une route maléfique, qui s’acharnait sur cette famille. Pourquoi ne sont-ils plus là, j’aimais Luc, avec qui nous jouions dans la cour de l’école. Il arrivait de loin tous les matins, au moins trois kilomètres, apportant avec lui comme une étrange fraîcheur, une nouveauté énigmatique, car cette distance nous paraissait extraordinaire et très exotique. À la manière d’un rituel inépuisable, je lis et relis tous les noms du cimetière, connus pour la plupart, mais les liens de parenté qui les unissent, déjà peu clairs pour moi à l’époque, se sont davantage encore disloqués dans ma mémoire. Ma mère aurait su me répondre, elle les connaissait tous et ne tarissait pas d’anecdotes sur chacun d’eux. Beaucoup de noms se répètent, les années et les générations se mélangent. Je bute sur les mêmes interrogations, les mêmes secrets non élucidés, les mêmes histoires cent fois rabâchées, mais à chaque visite dans le cimetière, parfois très éloignée de la précédente, je reprends tout à zéro. Je feuillette un bloc-notes gravé dans la pierre, un calendrier éphéméride sans fin, menacé seulement par la mousse de l’humidité qui imbibe tout ici. Je remarque parfois de nouveaux noms : tiens, je ne savais pas qu’il était mort… La plupart du temps, toutefois, il n’y a plus que des noms génériques, communs à plusieurs grandes familles, aux ramifications insondables, à côté desquels on ne voit que des dates incomplètes. Sur une stèle, untel est mort au milieu d’un excès de précisions, avec la date du jour, du mois, de l’année. Mais aucune indication sur la naissance. Par contre, les plaques funéraires fleurissent, avec leurs inscriptions prêtes à l’emploi, toutes interchangeables. Tautologie comique ou absurde, il paraît difficile d’imaginer qu’un défunt n’ait pas été un mari ou une épouse, un père ou une mère, ou un grand-père, un oncle, un ami, un membre de club ou d’association. Les repères d’identité traditionnels, aux chiffres presque comptables, offerts à tous les regards, à ciel ouvert, semblent désormais superflus, seule paraît compter l’accumulation des formules figées dans le marbre. À notre père et grand-père, les enfants et petits-enfants. Je fais un détour par la tombe de Pelka S. et Michel B., d’origine ukrainienne. Seuls figurent les deux noms de famille. Aucun prénom, aucune date. Voués à un oubli très rapide, surtout quand le climat commencera à ronger la pierre. Je pose un bouquet de fleurs blanches devant la stèle dénudée. En reprenant le chemin du retour crissant sur les gravillons rouges, je suis attiré par la photo d’une jeune femme qu’il me semble connaître. Marie-Cécile M., morte à trente-deux ans. Le nom de jeune fille confirme les réminiscences du visage et fait affleurer à la surface une aura du passé, telle une bulle qui éclate. Les deux fusionnent instantanément, mais je ne parviens pas à retrouver le vécu de cette époque, dont je n’ai plus de souvenir précis. Nous étions amis d’enfance, parfois proches, parfois lointains. Nos routes ont divergé rapidement après l’école primaire. Elle a dû, de son côté, se débarrasser également de toutes ces années communes, comme autant de décorations inutiles. Je ne sais même plus si nous étions dans la même classe, peut-être était-ce son frère, qui constituait en fait un point commun. Mais les questions qu’elle ne manquerait pas, elle non plus, de me poser aujourd’hui me remettraient très vite sur la voie. Et je prendrais également plaisir à lui répondre et à converser avec elle, échanger des banalités sur la vie dans la sérénité ainsi partagée du cimetière.
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Mis en ligne le 11 septembre 2012. |
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