© André Kozimor

 

 

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Le miroir brisé ou le miracle de Chavon

 

 

 

 

 

 

Depuis longtemps, depuis toujours, les réticences sont là, informulées.

Au début, dès l’enfance, on ne ressent rien, sinon confusément, on subit cette confusion sans la rationaliser, sans se rendre compte qu’elle constitue une prise de position avant l’heure. On ne fait pas comme les autres mais on ne dit rien, on voudrait se faire oublier, on fuit les foules, on se sent mal à l’aise dans les groupes, au milieu desquels, déjà, prévaut la volonté de dominer et d’écraser. On pourrait se défendre, essayer de s’opposer et de s’affirmer, mais on ne possède pas encore les bonnes armes. Ellles viendront avec l’éducation, le langage, surtout, qui est la seule force des démunis modestes.

En attendant, très tôt, on est confronté à la violence physique, individuelle, celle des hommes. Elle est inexplicable quand on n’a pas encore dix ans, mais on apprend vite à se passer d’explication : le seul recours est de l’affronter en s’arc-boutant contre elle, car les hommes n’ont aucune indulgence pour la faiblesse.

Cette violence répond comme en écho à celle qui se déploie dans la nature depuis des millénaires, qui, elle non plus, ne pardonne pas la fragilité. Les travaux physiques les plus éprouvants en sont la parfaite illustration. Il y a plusieurs décennies, ils ne constituaient pas cette détente sublimée à l’extrême que l’on présente aujourd’hui comme un dépassement de soi écologique. C’était un gagne-pain, et, avec la fatigue, l’usure physiologique, ils pouvaient représenter tout banalement une question de vie ou de mort. Chaque geste devait être appris, bien exécuté, la maladresse équivalant à une infirmité et pouvant s’avérer fatale. On découvrait ainsi très rapidement que la nature ne joue pas. C’est l’homme qui croit pouvoir jouer avec elle.

Pourtant, si elle demeure impitoyable, opaque à la majorité des hommes, la nature sait aussi tout donner, sous forme de traces indélébiles qui s’inscrivent dans la chair et dans l’âme. Mais il faut savoir lire ces traces, qui sont autant de signes de connaissance sur elle que de connaissance sur soi. On ne ressort jamais le même de toutes les épreuves qui se présentent sur son parcours. On fanfaronne d’abord devant les nombreuses facettes du défi ; puis, peu à peu, on est contraint d’avouer l’échec de l’ego, la loi de la brisure intime, qui font basculer dans l’humilité la plus dénudée. Il faut accepter cette humilité comme une révélation salutaire, un don qui va servir de bouclier pour l’existence entière.

Le plus souvent, aujourd’hui, la nature n’existe plus dans les pays dits civilisés, difficile même d’affirmer qu’on l’a complètement oubliée car on ne l’a jamais vraiment connue. Ce ne sont pas les dérisoires tentatives de l’homme pour la reconstituer, en habillages de verdure artificielle, qui peuvent réparer les désastres qu’on lui a infligés. Infligés, car, au dire de beaucoup, la nature méritait cette vengeance, dureté humaine contre dureté naturelle, la destruction semblait rencontrer une adhésion unanime, un concert de conspirations pour domestiquer cette hydre qui n’en finissait pas de renaître et de causer de multiples souffrances aux hommes non aguerris ou qui, par inadvertance, baissaient la garde. La nature n’existe plus — ou si peu. De même pour les souvenirs lointains de sa cruauté, qui allait de soi, préservée de l’oubli par la littérature, l’art, les récits oraux des générations. Une telle nature s’éloigne dans le temps mais aussi dans l’espace et on se félicite de ne plus dépendre d’elle.

Tout contact avec la nature, même celle, appauvrie, d’aujourd’hui, est rarement agréable de prime abord. Il y fait soit trop froid ou trop chaud, soit trop humide ou trop sec, trop tiède ou pas assez tiède. Certes, plonger dans les eaux méditerranéennes en période estivale n’est pas nécessairement désagréable, mais peut-on encore parler de nature quand, en se retournant, on observe les myriades d’humains qu’on a dû éviter sur le sable ou les alignements de béton sur lesquels poussent des balcons comme autant de pustules modernes ?

Il est facile de se rassurer en répétant, avec le plus grand nombre, qu’on aime la nature (on pense la maîtriser). Mais la répétition n’a jamais tenu lieu de conviction. Et c’est là que commence la gêne, la douleur sourde du civilisé, une infime faille d’abord insidieuse, qui ne cesse ensuite de s’élargir.

L’homme blanc a revêtu depuis des siècles l’habit de la civilisation, qui lui tient doublement chaud.

D’abord, contre les aléas de la météorologie, il s’est confectionné des vêtements pratiques, confortables et résistants, dont les jeans constitueraient aujourd’hui l’incarnation planétaire la plus consensuelle, ou des tenues recherchées, raffinées, luxueuses, dont les crocodiles seraient la réminiscence la plus stridente. De fil en aiguille, l’homme s’est ainsi entouré d’objets, de technologie, de sophistication technique, dont il a décrété qu’elle constituait sa forme de bonheur la plus achevée.

Mais si elle tient chaud au corps de l’homme, la civilisation lui tient également chaud au cœur. Elle a exterminé et remplacé la nature, elle est devenue la valeur suprême. La civilisation offerte avec une telle munificence par un être aussi blanc que la lumière, qui se proclame si supérieur à la nature, cette civilisation ne peut être que supérieure à l’obscurité de la non-civilisation. Quand on a le privilège de naître en son sein, il n’est plus guère besoin de se poser des questions, d’éprouver des états d’âme, de tergiverser comme au mauvais vieux temps de la Nature puisque la panoplie de la civilisation nouvelle est fournie d’office, prête à l’emploi, apportant de facto les réponses attendues, le baume apaisant à toutes les douleurs, l’onguent lénifiant qui permet d’oublier la blessure originelle de la nature en faisant disparaître jusqu’à sa cicatrice. Le geste physique imprécis cesse d’être mortel, l’exténuation physiologique peut se gommer puisque le corps est automatiquement régénéré par les prodiges de la civilisation. Le mal-être dans la solitude cède la place au bien-être dans la multitude.

Dès lors, comment ne pas crier au scandale, au péché de lèse-civilisation, quand son plus beau produit — produit au sens commercial, puisque seule y importe la valeur monétaire —, en l’occurrence l’homme blanc, commence à émettre des réserves et à lézarder le miroir collectif en refusant le rêve qui lui a donné le jour ?

Cet homme insatisfait, un marginal appréhendé avec suspicion, un incompris de ses proches et de ses amis, entretient la petite flamme de son silence dans la clandestinité d’un rêve ancien atavique. C’est pourquoi, par exemple, il préfère éviter les discussions controversées sur le bien-fondé de la colonisation ; il louvoie quand le réceptacle lacrymal des victimes blanches d’attentats se déverse dans les médias ; il ne se prononce pas sur les génocides, car les seuls génocides dignes de rester dans la mémoire de l’histoire sont des génocides commis certes par des Blancs, mais contre des Blancs ; il balbutie des « euh… » quand on lui demande s’il connaît cet écrivain monumentalement inconnu qui a eu le front d’obtenir le prix Nobel de littérature pour avoir défendu des indigènes, des aborigènes, et autres gènes.

Voilà la traversée du désert à laquelle est condamné l’ingrat public numéro un de la civilisation, le renégat du rêve blanc. Cet apostat, blessé à l’âme, est frappé d’un mal non seulement difficile à diagnostiquer mais incurable, pour lequel les guérisseurs, paradoxalement, sont légion et ne veulent que le bien du patient, alors que leurs remèdes ont, depuis longtemps, depuis toujours, fait la preuve de leur inefficacité.

Mais la voie est maintenant dégagée. Le briseur du miroir peut revenir librement à sa confusion originelle et, fort de l’expérience accumulée, tenter de côtoyer l’énigme du non-civilisé, approcher sa spiritualité, communier avec les hommes, les arbres, les pierres, les animaux, en refusant les religions institutionnalisées. Il découvre qu’il a toujours été celui qu’il était à l’origine, mais qui s’était englué dans les schémas de la rentabilité. Peut commencer pour lui un pèlerinage vers ses propres sources, le désensablement de l’identité, même si, de tous côtés, on lui signifie qu’il faut être bien tordu pour récuser les dividendes de la civilisation. Violence pour violence, il décide d’opter pour celle des débuts, la violence de l’inconnu, la violence des joies de l’inattendu, le refus des certitudes, quand tout revêtait encore des dimensions misérablement humaines.

Un vaste champ de possibilités s’ouvre à nouveau devant lui, longtemps resté inculte. Il peut refaire sa vie avec peu, tout recommencer, se recréer. Les graines sont présentes, tombées sur le sol il y a des années, il suffit de les fouiller, de les retourner, elles vont regermer. Toute une émotion se dégage de ces perspectives, dont il n’a plus honte, car elle n’est pas abstraite. L’émotion devant la nature, certes, mais aussi la poésie des activités quotidiennes, les rencontres apparemment insignifiantes, la lenteur assumée, les rites des saisons, du jour et de la nuit, le grandiose dans la banalité. Le temps est venu de trouver une assise solide, sans note de triomphe. Les amitiés sincères se décantent d’elles-mêmes, de nouvelles se créent sans besoin de démonstration.

Mais, pour tout cela, il lui faut, en priorité, se débarrasser de la gangue des références intellectuelles, s’alléger du fardeau de l’érudition outrancière qui comble des vides sans cesse béants, fuir les monstres de foire claironnants qui savent tout avec une fierté aveugle, ou croient tout savoir, dans leur course désespérée contre les encyclopédies et les ordinateurs, et qui, lorsqu’ils se lèvent de leur fauteuil roulant de connaissances ingurgitées, cherchent fébrilement leurs béquilles pour réintégrer la réalité. Il ne veut plus accorder un crédit aveugle au seul langage verbal, désincarné par rapport au langage des gestes, du non-dit, des demi-mots, des demi-sourires, lesquels, par leur discrétion tonitruante, jurent avec les ressorts, agressivités et calculs qui propulsent les ambitions ambiantes des carriéristes, des publicitaires de tout poil, des perroquets et des moutons, les vanités d’un jour, le ridicule des mortels orgueilleusement irremplaçables. Il apprend aussi — opération hautement complexe — à brider sa réflexion, ne plus penser continuellement, de manière chronique, quasi pathologique, mais laisser le cerveau tourner en roue libre, savoir accueillir l’imprévisible, voire l’improbable. Sinon, il court le risque de vivre mal, en porte-à-faux, de vivre mal le malheur mais aussi le bonheur à court terme : car si beaucoup ne savent pas pourquoi ils sont malheureux, ils ignorent aussi, souvent, pourquoi ils sont heureux.

Le voilà revenu à son point de départ. Et il peut, désormais, ne plus se regarder dans le miroir.

 

 

 

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  Mis en ligne le 11 septembre 2012.