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© André Kozimor |
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Sarah
Enfin, on annonce une levée de la grisaille. Mais au prix de gelées blanches persistantes et d’un vent de nord-est qui congèle le sang. Tant pis, il faut avant tout tenter d’oublier ces longues semaines dans le tunnel et s’oxygéner de lumière. D’autant plus que les événements sociaux des derniers jours ont créé par ricochet un gouffre de décompression sur le plan professionnel. Il faut en profiter, comme l’oiseau à qui, subitement, on entrouvre la porte de sa cage mais à condition qu’il accepte de revenir de lui-même dans sa captivité dorée. La route s’échappe de la ville et s’élance en direction de la mer. Mais, sous mon pied droit, la voiture n’a cure de toutes les folies que le bitume lui offre. Elle est née assagie, par automatisme philosophique. Pour l’instant, rien ne se dégage et le réflexe du fatalisme météorologique reprend le dessus. Pourtant, les lignes méandreuses de la vallée en contrebas, estompées dans la brume, distillent leurs premières gouttelettes de sérénité. Il fait si froid dehors mais si bon à l’intérieur. L’esprit ne se heurte pas à un dernier problème surgi, une question tombée dans l’oubli, un rappel à noter, un coup de fil à passer, une note à rédiger. La grisaille blanche enveloppe le paysage et la blanche voiture qui se fend son chemin dans un confort destiné, ils l’ont bien prédit, à augmenter. La route s’élargit bientôt sur quatre voies. Tout à coup, en face, de l’autre côté de la glissière de sécurité, un petit nuage d’objets, des lignes qui jurent avec les trajectoires habituelles des véhicules. Puis, un deuxième, une explosion concentrée de poussière, une grosse forme noire sur la route, ronde, ou plutôt cylindrique, qui semble rouler, ou tanguer peut-être. Je m’arrête sur le bas-côté et tente en vain d’éteindre la musique les touches grises sont trop petites puis mes feux détresse pourtant le triangle du bouton rouge est très visible mais les touches noires et grises dansent devant mes yeux et sous mes doigts vite vite. Je descends sans m’habiller le cou un peu à découvert mais heureusement j’avais endossé au départ deux maillots très chauds dont l’un à manches longues blanches. Des cris, des gémissements, des appels. On n’entend jamais cela à l’intérieur des véhicules, le long des rubans de macadam empruntés à longueur d’année comme des litanies. Je voudrais me boucher les oreilles mais le froid me saisit au cou. Et puis les gémissements deviennent des hurlements et je n’arrive plus à réfléchir. Chose bizarre, je parviens à marcher dans leur direction, vers la gauche. Un casque de la première moto a roulé de mon côté, sous la glissière, à même la route. Je fais signe à une voiture de ralentir et je le ramasse à deux mains. Il est tout gris, non pas noir, cela me frappe. Je veux le rendre, mais à qui ? Son propriétaire, une jeune femme, ou une fille, est enroulée autour d’un poteau de la glissière et ne bouge plus. C’est elle qui, les paumes de main enfoncées dans des gravillons, gémit et hurle tour à tour. Je la vois à demi de profil, corpulente. Son blouson de cuir est légèrement remonté et lui découvre le blanc de la peau des reins. Elle regarde ses compagnons mais sans les voir, sa tête dodeline vers eux et ses cheveux blond court leur adressent un râle continu. Son genou gauche s’est lové sous le droit mais je n’arrive pas à discerner les lignes des deux jambes démesurément gonflées par la torsion. Je tends le casque aux motards qui commencent à venir vers nous mais personne ne le prend. Ils vont et repartent, hagards, des somnambules. Plus loin, sur la droite, on gémit également, on crie. Un jeune homme s’approche, tremblant, ahuri, il n’a pas pensé à enlever son casque. Une fille hurle de loin : « Sarah ! Bouge pas ! Il faut surtout pas que tu bouges ! » Elle arrive en cahotant, livide, tête nue. Je lui tends, ridicule, le casque, mais elle ne le voit pas et ne me voit pas. Un motard a ouvert son téléphone à clapet, au milieu des cris. Quelqu’un finit par me débarrasser du casque, par-dessus la glissière, sans mot dire. De l’autre côté, plus avant sur la droite, une forme cadenassée dans le cuir est allongée au milieu des deux voies et ne bouge pas. Une autre se tortille et, sur les coudes, se réfugie à reculons vers le bas-côté. Un motard soutenu par un de ses compagnons boite comme un automate, la jambe gauche repliée et levée, et se dirige vers la glissière en tendant devant lui un bras d’aveugle. De grands gestes ont réussi à arrêter les voitures, qui, à cette heure matinale, sont peu nombreuses. Plusieurs motos sont recroquevillées sur l’asphalte, tordues en boule, dans de petites flaques noires. Je repars sur la gauche, pour freiner d’autres voitures en sens inverse, mais déjà plusieurs occupants sont descendus. Un motard gesticule, debout, dans une transe ininterrompue, vocifère, pleure. Puis il décoche des coups de pied dans la glissière en métal. « Comment c’est arrivé ? » demande un automobiliste « J’sais pas putain ! » répond-il et les geignements redoublent on accourt les silhouettes noires se croisent « Sarah bouge pas surtout y’ vont arriver » mais Sarah n’arrête pas de crier des larmes rauques les oreilles éclatent les yeux s’écarquillent et l’attroupement commence à grossir. Je redémarre. J’éteins calmement le triangle rouge clignotant des feux détresse et la musique des Indiens de l’Arizona. Plusieurs centaines de mètres plus loin, ne voyant aucune ambulance, je téléphone pour en avoir le cœur net. La police confirme qu’ils sont au courant. Les secours ont dû venir de derrière, de Saint-Pol. Au bout de quelques kilomètres, arrivent des pompiers et des ambulances. Sans doute appelés à la rescousse d’Hesdin ou de Montreuil. Encore une heure et demie de route. Chaque mouvement du volant, chaque virage négocié, les coups de frein sur les longues petites routes de déviation se font dans du coton, les articulations ont peur de lâcher, comme des blessures mal refermées. La grisaille se lève peu à peu. Le vent blizzard découvre le site des deux caps, couleurs de dureté au soleil. Premiers pas de marche esquissés au cap Gris-Nez après des mois de parenthèse. D’abord le vent dans le dos, l’illusion du printemps qui pointe. Enfin, je peux tester mon nouvel appareil photo, reflex, celui dont je rêvais depuis des années, acheté il y a plus d’un mois mais utilisé en pointillés faute de lumière. La coordination des mouvements de la main se met en place, celle des jambes revient comme une valeur sûre. Pas de corne de brume aujourd’hui. L’horizon semble dégagé, on croirait même apercevoir l’Angleterre. Les Anglais doivent se dire eux aussi qu’ils pensent entrevoir la France. Mais les truismes partagés de ce trompe-l’œil me fatiguent de plus en plus, surtout aujourd’hui. Au retour de l’échauffement pédestre, le blizzard colle à la peau du visage. Mais il ne transperce pas les deux bandeaux que je porte sur les oreilles (arriverai-je un jour à mettre la main sur un vrai passe-montagne d’alpiniste ?), bandeaux sur lesquels j’ai passé, en plus, un épais bonnet. Tiens, me dis-je intérieurement, aujourd’hui je fais dans le double. Plus question de prendre la moindre photo dans ce courant d’air glacé, cela demanderait d’enlever trop souvent les gants (là aussi en quantité malicieusement double, avec des moufles sorties de mon stock d’hiver). Sarah est-elle restée longtemps dans le froid glacial sous la glissière ? Pas question non plus de manger dehors, malgré le soleil et certains coteaux faussement protégés du vent. Il reste la solution de la bonne et vieille voiture, dont les vitres, même sous la morsure du gel, fonctionnent comme une serre. Il fait si froid dehors et si bon à l’intérieur. Mais l’assoupissement prévisible ne vient pas. Je ressors avec effort, dans l’autre sens, en me réservant d’affronter les aiguilles du froid à l’aller, le corps ayant emmagasiné des calories au repas. Malgré la triple protection de la tête, il faut remonter le col et le maintenir bien ferme du côté de l’oreille exposée, ce qui accentue le sifflement de l’air polaire. L’enivrement de ce hurlement permanent se mêle à l’enivrement de la marche. Parfois, une poche de silence au fond d’un ravin et une soudaine bouffée de chaleur stagnante. C’est le printemps tout jeune qui se rappelle au souvenir des rares marcheurs. Quelques Anglais, comme à l’accoutumée, des Allemands, immanquablement, plusieurs Hollandais, difficile de s’étonner. Je savoure cet intermède, prometteur des jours à venir. J’aurais dû couvrir Sarah d’une couverture, sous la glissière. Peut-être quelqu’un y a-t-il pensé, avant l’arrivée des secours. Le soleil commence à tourner au-dessus de la mer, aveuglant la terre de ses premiers reflets. Un petit avion, de surveillance sans doute, vrombit dans les rafales du vent. Pour qui et pour quoi ? Les premières maisons apparaissent, les premiers volets bleus, à la mode cette année, puis la maison de location, qui a subi des modifications de surface, pour rester rentable, enfin l’irlandaise, qui n’a en fait d’irlandais qu’une vague ressemblance dans la blancheur. De l’autre côté de la trouée asphaltée, les affaissements de falaise se sont multipliés, qui ont modifié le tracé du chemin de marche. Une petite tonnelle bâtie de poutres et de rondins a été tronçonnée, car devenue caduque. La mer, néanmoins, est restée là, impétueuse dans le lointain muet, métallique à cette distance, tranchante malgré la pollution des hommes. Je teste un chapelet de photos, d’autant plus que l’endroit est condamné à disparaître. Pas de vent ici, un simple bourdonnement de bourgeons en attente. Une grappe de randonneurs égarés. En déplaçant un petit rondin scié, je réussis l’exploit de m’enfoncer une épine au milieu d’un ongle déjà mal en point. Tous les parents des motards ont dû être prévenus depuis longtemps. Bien que les jours soient désormais plus longs, à quoi bon s’éterniser un dimanche en ces lieux battus des vents venus de la terre ? La foule piaille, certes, aux abords du grand parking officiel, mais entre deux claquements de portières vite refermées dans les frissons. L’énorme radar du phare tourne obstinément. C’est la fin de l’après-midi, quelques touristes goûtent le souffle chaud de la terrasse abritée du café fermé. La marche du retour accentue l’apaisement de la protection contre le vent. Il faudra revenir un jour, quand il soufflera moins, quand il ne pleuvra pas, quand les promeneurs ne seront pas légion, quand… Dans la voiture, le coup de pompe dû au trop-plein d’air vif ne se produit pas non plus. Les mouvements sont devenus plus harmonieux, gommés de leur raideur, et aucun son ne pénètre dans l’habitacle. Le véhicule roule dans un ralenti de film muet. Je repasse sur les lieux de l’accident du matin, qui ont été nettoyés. Il ne reste rien, ni personne, sinon du sable répandu sur les taches noires. Les voitures sont beaucoup plus nombreuses, des deux côtés, sûres d’elles, pressées. Combien de temps Sarah est-elle restée entortillée autour de la glissière ? Cinq jours après, je reçois un avis de contravention de radar automatique pour avoir dépassé, au retour, je ne sais où, je ne sais quand, une limite de vitesse de 90 à 97 kilomètres à l’heure. La blanche voiture avait sans doute succombé à l’ivresse d’une levée de grisaille.
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Mis en ligne le 11 septembre 2012. |
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